· Pollution Émergente  · 9 min read

Résidus médicamenteux dans l'eau : Un enjeu émergent

De nos armoires à pharmacie à nos robinets, le parcours des médicaments dans le cycle de l'eau et les interrogations sur les risques sanitaires.

De nos armoires à pharmacie à nos robinets, le parcours des médicaments dans le cycle de l'eau et les interrogations sur les risques sanitaires.

Introduction : Quand nos remèdes deviennent des polluants

Nous consommons des médicaments pour nous soigner, soulager nos douleurs ou réguler nos fonctions biologiques. Mais nous oublions souvent que ces molécules actives ne disparaissent pas une fois avalées. Après avoir agi dans notre corps, elles sont en grande partie excrétées via nos urines et nos selles, rejoignant ainsi le réseau des eaux usées.

C’est ici que commence le voyage environnemental du médicament. Les stations d’épuration, conçues il y a des décennies pour traiter la matière organique, ne sont pas optimisées pour stopper ces molécules chimiques complexes et invisibles. Résultat : des résidus de paracétamol, d’ibuprofène, d’antidépresseurs, d’hormones contraceptives ou d’antibiotiques se retrouvent dans nos rivières, et parfois, en traces infimes, dans nos nappes phréatiques et notre eau potable.

Ce phénomène, qualifié de “pollution émergente”, soulève des questions vertigineuses. Quels sont les effets de ce cocktail médicamenteux permanent sur la faune aquatique ? Y a-t-il un risque pour la santé humaine à boire de l’eau contenant des traces de médicaments ? Et quel est le lien avec la menace mondiale de l’antibiorésistance ?


1. Le cycle du médicament dans l’environnement

Pour comprendre l’ampleur du problème, il faut suivre le parcours d’une pilule.

Le cycle de l’eau contaminé

Cycle des résidus médicamenteux

Contrairement aux idées reçues, la principale source de contamination n’est pas l’industrie pharmaceutique (qui est très contrôlée), mais nous.

Sources de contamination

  1. L’excrétion humaine (Domicile & Hôpitaux) : C’est la source principale. Selon les molécules, 30% à 90% de la dose ingérée est rejetée intacte ou sous forme de métabolites actifs dans les toilettes. Les hôpitaux sont des “points chauds” rejetant des cocktails concentrés (anticancéreux, antibiotiques puissants, produits de contraste iodés).
  2. Les médicaments non utilisés : Jeter des médicaments périmés ou non utilisés dans les toilettes ou l’évier est une pratique encore trop courante (bien qu’en baisse) qui contamine directement le réseau.
  3. L’élevage intensif : L’usage massif d’antibiotiques et d’antiparasitaires en médecine vétérinaire contamine les sols (via le lisier et le fumier) et ruisselle vers les eaux.
  4. L’industrie pharmaceutique : Les rejets des usines de fabrication (souvent situées en Asie, mais aussi en Europe) peuvent créer des pollutions locales extrêmes.
  5. La pisciculture : Ajout direct de médicaments dans l’eau des bassins d’élevage.

Le filtre imparfait des stations d’épuration

Les stations d’épuration (STEP) utilisent principalement des bactéries pour “manger” la pollution organique. Or, les médicaments sont conçus pour être biologiquement actifs et stables (pour résister à l’acidité de l’estomac par exemple).

  • Certains sont bien éliminés (ex: Paracétamol, biodégradable).
  • D’autres passent presque intacts (ex: Carbamazépine - antiépileptique, Diclofénac - anti-inflammatoire).
  • L’efficacité d’élimination varie de 0% à 90% selon la molécule et la technologie de la station.

L’eau rejetée par la station, chargée de ces résidus, retourne à la rivière… qui servira peut-être de source d’eau potable pour la ville située en aval.


2. Quelles molécules retrouve-t-on ?

Les campagnes de mesure (comme celles du plan national micropolluants en France) retrouvent un large spectre de molécules dans les eaux de surface (rivières) et souterraines.

Le “Top” des détections

  1. Anti-inflammatoires et Analgésiques : Ibuprofène, Diclofénac, Kétoprofène. Très consommés, très présents.
  2. Antiépileptiques et Psychotropes : Carbamazépine (très persistante, sert souvent de marqueur de contamination anthropique), Oxazépam (anxiolytique), Antidépresseurs (Fluoxétine - Prozac).
  3. Antibiotiques : Sulfaméthoxazole, Ofloxacine. Leur présence inquiète pour le développement de bactéries résistantes.
  4. Hormones : Œstrogènes (pilule contraceptive, traitements ménopause). Actifs à des concentrations infinitésimales (nanogramme/L).
  5. Bêta-bloquants : Aténolol, Sotalol (traitements cardiaques).
  6. Produits de contraste : Utilisés en imagerie médicale (IRM, Scanner), très persistants.

Concentrations

On parle ici de micropolluants. Les concentrations se mesurent en :

  • Microgrammes par litre (µg/L) dans les eaux usées.
  • Nanogrammes par litre (ng/L) dans les rivières et l’eau potable. 1 ng/L équivaut à un morceau de sucre dissous dans une piscine olympique. C’est infime, mais pour certaines molécules (hormones), cela suffit à avoir un effet biologique.

3. Impact Environnemental : La faune sous influence

C’est sur la faune aquatique que les effets sont les plus visibles et les plus alarmants. Les poissons et organismes aquatiques baignent 24h/24 dans cette “soupe” chimique.

Féminisation des poissons

C’est l’effet le plus documenté. Les œstrogènes (naturels et synthétiques) présents dans les rejets de stations d’épuration perturbent le système endocrinien des poissons mâles.

  • Observation de poissons mâles produisant de la vitellogénine (protéine de l’œuf normalement produite par les femelles).
  • Apparition d’ovocytes dans les testicules (intersexualité).
  • Conséquence : Baisse de la fertilité, déséquilibre des populations (trop de femelles), risque d’extinction locale de certaines espèces.

Changements de comportement

Les psychotropes (antidépresseurs, anxiolytiques) modifient le comportement des animaux.

  • Des études ont montré que des perches exposées à de l’Oxazépam deviennent plus audacieuses, mangent plus vite et prennent plus de risques face aux prédateurs, ce qui déséquilibre l’écosystème.
  • Les antidépresseurs peuvent affecter la reproduction des mollusques et des crustacés.

Toxicité rénale et hépatique

Le Diclofénac (Voltarène) est toxique pour les reins et les branchies des poissons. Il a d’ailleurs causé une quasi-extinction des vautours en Inde (qui mangeaient des carcasses de bétail traité), montrant la violence potentielle de ces molécules.


4. Risques pour la Santé Humaine : Faut-il s’inquiéter ?

C’est la question qui fâche. Retrouver des médicaments dans son verre d’eau est inacceptable pour le consommateur, mais est-ce dangereux ?

L’évaluation du risque sanitaire

À ce jour, les autorités sanitaires (OMS, ANSES) se veulent rassurantes.

  • Les concentrations retrouvées dans l’eau potable sont extrêmement faibles (1000 à 1 million de fois inférieures aux doses thérapeutiques).
  • Pour atteindre la dose d’un seul comprimé d’ibuprofène, il faudrait boire de l’eau du robinet pendant des milliers d’années.
  • Conclusion actuelle : Il n’y a pas de risque de toxicité aiguë ni d’effet pharmacologique direct pour l’homme aux niveaux actuels d’exposition.

Les incertitudes (Le principe de précaution)

Cependant, les scientifiques soulèvent plusieurs points de vigilance qui empêchent de fermer le dossier :

  1. Exposition chronique : On ne connaît pas les effets d’une exposition à vie, même à traces, surtout pour les fœtus et les jeunes enfants.
  2. Effet cocktail : Comme pour les pesticides, on ignore l’effet du mélange de dizaines de molécules différentes.
  3. Hypersensibilité : Quid des personnes allergiques à certains antibiotiques ou à l’aspirine ?
  4. Perturbateurs endocriniens : Pour les hormones, la notion de “dose” est complexe. Des effets peuvent survenir à très basse dose et selon des fenêtres d’exposition précises (grossesse).

La menace de l’Antibiorésistance

C’est le risque indirect le plus grave pour la santé humaine. La présence constante d’antibiotiques dans l’environnement favorise la sélection de bactéries résistantes.

  • Les stations d’épuration sont des “réacteurs” à résistance : elles mélangent bactéries (des excréments) et antibiotiques.
  • Ces “super-bactéries” rejoignent les rivières, peuvent contaminer les animaux, les cultures irriguées, ou les zones de baignade, et revenir à l’homme.
  • L’OMS considère l’antibiorésistance comme l’une des plus grandes menaces pour la santé mondiale d’ici 2050.

5. Réglementation : Un vide juridique ?

Contrairement aux pesticides ou aux nitrates, il n’existe pas de norme réglementaire fixant une limite maximale pour les résidus médicamenteux dans l’eau potable en Europe ou en France (sauf cas très particuliers).

  • Surveillance : Les médicaments ne font pas partie du contrôle sanitaire de routine obligatoire. Cependant, des campagnes exploratoires nationales sont menées régulièrement pour surveiller l’évolution.
  • Listes de vigilance : L’Union Européenne a établi une “liste de vigilance” de substances à surveiller dans les eaux de surface (incluant diclofénac, hormones, certains antibiotiques) pour préparer de futures réglementations.
  • Vers une évolution ? La révision des directives européennes pourrait introduire des normes pour certains marqueurs, notamment les perturbateurs endocriniens.

6. Solutions : Comment endiguer le flux ?

La solution doit être globale, de la prescription au traitement de l’eau.

À la source (Prévention)

  • Éco-conception : La “chimie verte” cherche à développer des médicaments plus biodégradables dans l’environnement.
  • Bon usage : Réduire la surconsommation de médicaments (notamment les antibiotiques). “Les antibiotiques, c’est pas automatique”.
  • Récupération (Cyclamed) : Rapporter systématiquement les médicaments non utilisés ou périmés en pharmacie. Ne JAMAIS les jeter dans l’évier ou les toilettes. En France, le dispositif Cyclamed valorise ces déchets énergétiquement (incinération sécurisée).

Au traitement (Curatif)

  • Traitement tertiaire en station d’épuration : Équiper les stations (surtout celles rejetant en zone sensible) de technologies avancées (ozonation, charbon actif) pour abattre la charge en micropolluants avant le rejet en rivière. La Suisse est pionnière dans ce domaine (taxe pollueur-payeur pour financer la modernisation des stations).
  • Traitement de l’eau potable : Les usines d’eau potable utilisent déjà le charbon actif et l’ozone, efficaces contre de nombreux médicaments. L’osmose inverse et la nanofiltration sont les barrières ultimes.

7. Foire Aux Questions (FAQ)

Q : Les carafes filtrantes éliminent-elles les médicaments ? R : En partie. Le charbon actif contenu dans les carafes a une affinité pour les molécules organiques comme les médicaments. L’efficacité est variable (de 20% à 80% selon la molécule et l’âge du filtre), mais c’est mieux que rien.

Q : Y a-t-il plus de médicaments dans l’eau du robinet ou en bouteille ? R : A priori moins dans l’eau en bouteille. Les sources d’eau minérale sont protégées et souterraines, donc moins exposées aux rejets d’eaux usées que les eaux de surface (rivières) utilisées pour l’eau du robinet. Cependant, des traces ont parfois été retrouvées dans certaines bouteilles (contamination du plastique ou de la nappe).

Q : Est-ce dangereux de jeter du sirop pour la toux dans l’évier ? R : Oui. Même sous forme liquide, c’est un médicament. Il va directement à la station d’épuration qui ne saura pas forcément le traiter. Rapportez le flacon (même entamé) en pharmacie.

Q : Les poissons pêchés en rivière sont-ils contaminés ? R : Potentiellement. Les poissons bioaccumulent certaines substances dans leurs graisses et leur foie. Il est recommandé de varier sa consommation et d’éviter de consommer trop fréquemment des poissons de rivières situées en aval de grosses agglomérations.

Q : L’urine des femmes sous pilule est-elle la cause principale de la féminisation des poissons ? R : C’est un facteur majeur, mais pas unique. Les œstrogènes naturels (excrétés par tous les humains, hommes et femmes, et les animaux) et d’autres perturbateurs endocriniens industriels (bisphénols, phtalates) jouent aussi un rôle.


8. Glossaire

  • Polluant émergent : Substance dont la présence dans l’environnement n’est pas nouvelle, mais dont la détection et la compréhension des risques sont récentes.
  • Antibiorésistance : Capacité d’une bactérie à résister aux effets d’un antibiotique.
  • Intersexualité : Présence simultanée de caractères sexuels mâles et femelles chez un même individu (ex: ovocytes dans les testicules).
  • Demi-vie : Temps nécessaire pour que la concentration d’une substance diminue de moitié.
  • Cyclamed : Organisme français agréé chargé de collecter et valoriser les Médicaments Non Utilisés (MNU).

Conclusion

La présence de résidus médicamenteux dans l’eau est le miroir de notre société médicalisée. C’est une pollution intime, liée à nos propres corps et à notre santé. Si le risque sanitaire immédiat via l’eau potable semble écarté, l’impact environnemental est avéré et la menace de l’antibiorésistance est globale.

La réponse ne peut être uniquement technologique. Elle passe par une prise de conscience citoyenne : rapporter ses médicaments, ne pas surconsommer, et accepter que l’eau pure a un coût (celui du traitement avancé des eaux usées). L’eau est le réceptacle final de toutes nos activités ; prendre soin de notre santé ne doit pas se faire au détriment de celle des écosystèmes.

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